Partis faire une marche – De Saint-Malo à Bamako
Josée Blanchette, Le Devoir, 16 juillet 2010
C’est à se demander ce qu’ils ont tous à vouloir aller faire une marche. Une vraie marche, pas un trek héroïque, pas une balade de quartier, non, un pèlerinage style Compostelle, introspectif, inconfortable, spirituel, accessoirement sportif, qui vous ramène sur le plancher des vaches et vous inflige des ampoules aux pieds, vous grise durant des mois, vous donne envie de renouer avec la simplicité d’être et la charité pas toujours ordonnée, vous place en porte-à-faux avec les valeurs de la majorité.
Lorsque la documentariste québécoise Catherine Hébert a décidé de suivre le lecteur public français Marc Roger avec sa caméra, elle ne se doutait pas qu’elle allait devenir co-aventurière d’une équipée composée d’un poète et d’un âne-bibliothèque. Au départ de Saint-Malo, fin mai 2009, Marc Roger s’avérait un sujet de film inspirant, ludique, philosophique, visuellement porteur avec son âne porte-bagages. Son projet de faire la lecture 160 fois tout du long d’une méridienne imaginaire, 5000 km, soit cinq pays entre la Bretagne et le Mali, donnait un tour à l’imagination. Le griot blanc a consacré quatre ans à organiser son voyage initiatique. Catherine, elle, a mis quelques semaines à aller le rejoindre pour de bon.
«Je suis rentrée à Montréal après le départ de Marc à Saint-Malo et j’éprouvais un malaise, explique Catherine. Un road movie, c’est aussi quand il ne se passe rien. J’ai réalisé que je ferais partie de l’aventure. Ce n’était plus un projet de film, mais un projet de vie.» Et à 35 ans, Catherine était à la croisée des chemins dans sa propre vie, prête à tout larguer. Elle est partie rejoindre Marc et Babel (il y en a eu trois) à Madrid. Ils ont marché côte à côte et à la queue leu leu durant huit mois.
Les canicules que connaît Montréal depuis que Catherine est rentrée de Bamako le 19 juin dernier? De la Coronita à côté de la portion africaine du trajet, qui forçait le trio à cheminer de 5h à 9h du matin, avant que le mercure ne grimpe à 45 °C.
Il faut dire que Catherine n’a jamais eu froid aux yeux. Ses derniers documentaires traitaient notamment de la guerre en Ouganda, des ex-prisonniers de camps de concentration japonais, des femmes vitriolées au Bangladesh et des femmes victimes de violence sexuelle dans l’est de la République démocratique du Congo. «J’étais un peu down; je me suis dit que j’étais peut-être mûre pour quelque chose de plus léger», admet-elle comme si elle parlait d’un banal choix de destination vacances.
Prendre la route huit mois, à raison de 15 à 30 kilomètres par jour selon le climat, pour suivre un beau parleur itinérant, la reposerait un temps des horreurs du monde qu’elle s’est employée à filmer avec application et lucidité depuis dix ans. Cette fois, elle voyagerait léger.
La méridienne du griot blanc (et de sa muse)
Et tant qu’à passer pour barjot, autant être deux. Quant à l’âne, il passait pour un âne. «Ça bouscule, un gars qui se promène avec un âne. L’itinérance dérange. Combien de gens lui ont demandé pourquoi il ne s’était pas loué une auto», rigole Catherine.
«À l’époque de la vitesse, choisir un âne dérange et aller à la rencontre de l’Autre à l’ère des rencontres virtuelles va à contre-courant. Et ce qui va à contre-courant est nécessairement provocateur», écrit Catherine dans la note d’intention de son film.
Devenir itinérants, c’est aussi se retrouver à la merci du hasard, au petit bonheur la chance. En Espagne, Marc a dû payer des paysans pour que l’âne puisse brouter un peu d’herbe dans leur pré. Alors qu’au Sénégal, chez les Peuls, on leur sortait la natte, le savon et l’eau, la bouffe, 20 secondes après leur arrivée. «On couchait chez l’habitant et l’âne aussi. Cette hospitalité porte même un nom, c’est la teranga sénégalaise, l’accueil du voyageur», explique Catherine.
«Les gens sont bouleversés ou confrontés par le passage du lecteur public. Son geste est simple mais les réactions personnelles sont complexes. […] Comme lui, nous ne sommes que de passage…», écrit encore la cinéaste dans son document de travail.
Au Maroc, l’étrange trio a même été placé sous écoute et suivi par les services de police locaux, soupçonnés d’être des trafiquants de drogue. Leur croisade littéraire, dont le but ultime consistait à partager l’amour de la lecture et des livres, ne pouvait être que de la frime.
Pour Catherine, la littérature était peut-être plus secondaire. Quoique. Dormir dans une école coranique au Sénégal et voir les enfants écouter La grenouille à grande bouche tout en ne sachant pas s’ils ont le droit de rigoler, ça laisse des images qui s’imprègnent en soi.
Pèlerins et fil conducteur
De ce voyage, Catherine rapporte autant de questions que de certitudes. Elle a renoué avec le fatalisme africain, s’est mise à vivre selon cette phrase du journaliste polonais Kapuscinski, qu’elle admire: «Personnellement, j’éprouve un puissant besoin d’empathie; j’ai besoin de vivre l’histoire avec les gens.» Elle a voulu tisser un lien entre les peuples en documentant le passage de Marc Roger.
«Ce qui nous relie et les différences m’ont sauté au visage, résume-t-elle. Les Espagnols n’ont rien à foutre des Marocains et les Marocains ne se sentent pas Africains. Nous vivons chacun dans nos bulles. Ce voyage visait à faire éclater les frontières par les livres, à offrir quelques moments de partage supplémentaires.»
Elle ne supporte plus d’entendre que les Africains ne sont pas pauvres, que c’est son regard d’Occidentale qui colore leur réalité.
«On appartient tous à la même histoire, on vit tous les mêmes histoires, on a tous les mêmes besoins. C’est bon de se le rappeler. Par contre, en Afrique, la tradition orale est très forte. En Espagne, aucune écoute, les gens parlaient durant les contes. La culture de l’écoute n’est pas la même partout.»
Rien n’est plus vrai. La sortie du film de Catherine Hébert est prévue pour l’automne 2011 et les télédiffuseurs publics (Radio-Canada, Télé-Québec) ont jugé son documentaire «à faible potentiel commercial»… Une sacrée bonne nouvelle, selon elle. Il faudra s’extirper de son petit confort pour attraper son road movie au vol dans un cinéma de répertoire.
En attendant, Catherine se cherche un job d’été. Elle sait tout faire, sauf baisser les bras.
cherejoblo@ledevoir.com
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