Arrivée à Séville après cinq jours de marche durs sur le corps. Ce n’est pas la marche elle-même qui cause problème, mais bien l’accumulation des kilomètres au fil des jours. C’est comme si le corps avait en banque une réserve d’endurance qui s’entame dès le premier jour. Le deuxième jour, dès la première heure de marche, les jambes envoient un signal : c’est d’accord, j’avance, mais ne t’attends pas à ce que je le fasse avec la même légèreté qu’hier. D’hier en demain, la réserve rétrécie comme une peau de chagrin. Le quatrième jour, je n’ai eu droit à aucun avertissement, mais à une douleur prononcée sous le talon gauche. « Ta première ampoule de marcheuse !» me lance Marc, mi fier –(de moi ) mi-compatissant.
L’ampoule. Alors là. Je ne l’ai pas vue du premier coup. Rien à voir avec les ampoules de fifille qui a sciemment acheté des souliers trop coquets pour être confortable et qui en assume les conséquences. La Vilaine pied gauche, la Coquine (plus petite) pied droit. La Vilaine n’est pas derrière le talon, mais bien sous le talon, sous la couche de corne qui s’est inévitablement formée, profondément implantée quelque part entre la chair et la surface rugueuse du talon. Une Vilaine je vous dis. « C’en est une belle ! » me lance encore Marc qui sort sa pharmacie du fond d’une de ses sacoches de voyage. Pas compliqué. Il faut : une aiguille, de l’alcool 90% et du courage. Ne me manque que le troisième ingrédient et Marc ne l’a pas dans sa pharmacie. On s’arrête dans un bar. C’est l’heure du lunch. Comme ma journée est foutue, je me commande une bière en attendant que mon fidèle assistant, Medu, vienne me repêcher. Chacune de ses apparitions en voiture, parfois de façon impromptue sur la route, me remplit de joie. On n’est pas complètement seuls ; il y a du secours. Lui se sent comme un héros, et tout le monde est content. Ce jour-là, j’ai bien tenté de percer la Vilaine, mais la vue de l’aiguille qui s’enfonçait avec maladresse dans mon pied suffisait à me donner la nausée. Si les aiguilles n’avaient pas été indispensables, j’aurais fait une brillante carrière de médecin, me disais-je. Ce soir-là, Dr Roger a pris les choses en main. Il en a vu d’autres le grand marcheur. J’étais presque contente. Sur la longue liste de choses à accomplir au cours des prochains mois, je peux cocher : survivre à ma première ampoule. Bonne chose de faite
Arrivée à Séville la somptueuse. Je renoue avec les cafés, les cathédrales et internet. Medu, qui est un petit rusé, avait écrit au service de presse du club de foot de Séville pour demander des accréditations pour qu’on puisse assister au match de foot du samedi. Je ne me rappelle plus très bien le message, mais ça parlait d’un homme, de son âne, d’un documentaire, de l’importance de comprendre la culture espagnole et de la prédominance du foot dans ladite culture. Nous avons obtenu des billets dans la tribune réservée à la presse. Medu était fier comme un paon et s’est dégonflé un peu quand il a constaté qu’il ne pourrait pas encourager Séville ; c’est qu’on est neutre quand on est dans la tribune de la presse. Du moins, il faut le paraître.
Les fans de l’équipe adverse entrent à l’autre bout du stade, fermement encadrés par des policiers sévèrement vêtus de noir. Ils sont à peine une centaine, et bien qu’on les voit s’agiter, leurs cris ne nous parviendront pas. Ils sont enterrés par la chorale des fans de Séville qui ont préparés des chants d’encouragement empruntant aussi bien les airs de musique américaine que celui de la Marseillaise… Chants « patriotiques », drapeaux à la pelleté, tout ce que j’abhorre. Pas besoin de les voir avec le le bras droit tendu pour que me revienne avec des frissons un trop récent chapitre de notre Histoire. Heureusement, il reste un peu (un peu) de jeu. En sortant, je me disais quand même pas faite pour le sport. Primo parce que je ne peux m’empêcher de prendre pour l’équipe qui joue le plus mal. Secondo parce que je me sens mal pour le gardien de but chaque fois qu’un but est compté. En plus de ma carrière de médecine, j’ai donc aussi mis une croix sur celle de hooligan.
Dans les rues de Séville, j’ai fait la rencontre de Mohammed. Il est difficile de lui donner un âge, mais celui-ci est certainement trop respectable pour vendre des lunettes soleil dans la rue. C’est pourtant ce qu’il fait. Ses yeux sont infectés et c’est en me regardant à travers un voile jaune qu’il me raconte qu’il vient du Sénégal. Je sors les trois mots de wolof qu’il me reste de mon séjour de 6 mois au Sénégal – il y a maintenant 12 ans – et le voilà qui sourit. « C’est la Tabaski demain me dit-il. C’est la grande fête qui souligne la fin du Ramadan. Noël quoi. Regarde, me confie-il en me tendant son portable. Ma femme m’a appelé cinq fois aujourd’hui. Elle veut que je lui envoie 40 euros. » Achat d’habit neufs pour la femme et les enfants et d’un mouton sont le minimum pour que vos voisin vous considèrent comme un citoyen digne de ce nom. Je me rappelle qu’à Dakar, dans les deux semaines qui précédaient la Tabaski, tous les terre-pleins de la ville s’étaient métamorphosés en pâturage. Des milliers de moutons bêlaient dans Dakar qui n’était plus qu’une immense bergerie. Le jour de la fête, silence. Ils avaient tous été zigouillés. D’où l’extraordinaire proverbe sénégalais à utiliser quand vous apprenez que quelqu’un médit à votre sujet : Laisse mouton pisser, Tabaski viendra… Medu avait besoin de lunettes soleil. J’en ai pris une paire à Mohammed sans négocier le prix. L’Occidentale qui pose un geste ridicule pour tenter de d’excuser d’être née du bon côté. Cap sur le sud. Je n’ai pas fini de m’excuser… Vous avez besoin de lunettes par cher les amis ? Première cliente. Bon prix.
Mon père m’a appris par courriel la mort de sa grande sœur. Un cancer des os foudroyant. Bien que je le sache, je n’arrive toujours pas à comprendre. Un jour on y est. Le lendemain, on n’y est plus. Et entre les deux, quoi ? La vie. Entre les deux, l’idée qu’on est éternel, que la mort c’est pour les autres. Je me rappelle quand mon grand-père, pépé, est mort. J’avais huit ans. Mon père était à la maison quand mes frères et moi étions rentés pour diner. Mon père ne rentrait jamais avant 17h30. Je me rappelle lui avoir demandé, inquiète : Jaco, tu as perdu ton travail ? Il m’avait sourit tristement. « Non Catou.» Quand il m’appelle Catou, c’est que quelque chose ne vas pas. « Ma grande» c’est quand il est fier, et «ma fille » quand il est inquiet. Je me rappelle qu’il m’avait dit que lorsqu’on perd ses parents, c’est nous qui nous retrouvons sur la ligne de front, que nous sommes les prochains. Et dis-moi, papa, quand on perd sa grande sœur, on est où sur la ligne ?
Je n’appelle jamais mon père papa. Seulement quand il est triste et que je ne suis pas là pour le consoler.